MELVIN VAN PEEBLES // INTERVIEW

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En 1971, un ovni apparait sur les écrans noirs américains, Sweet Sweetbacks Baadasssss Song. Son auteur, Melvin Van Peebles, réussit le tour de force de réaliser le premier film indépendant noir, sans compromis, dans une industrie controlée à 100% par les blancs.
Pour avoir une totale liberté artistique et économique, Melvin Van Peebles endosse les casquettes d’auteur, réalisateur, acteur principal, producteur, distributeur et, cerise sur le gâteau, il écrit et compose ce qui sera la premiére B.O de film au coté d’Earth Wind & Fire, pour promouvoir son oeuvre.
Rencontre avec un homme d’exception…

INTERVIEW DE JÉROME BAUCHEZ
MELVIN VAN PEEBLES
Rebel without a pause, ou rebelle sans pose…
Tribulations et petites histoires d’un citoyen de l’Autre Amérique…


Je pense à un vieux morceau de Sam & Dave: ‘I thank you’… Démarrée en soul clap, donc sur fond de légères percus scandées par des mains dont la chaleur ne va pas tarder à s’appliquer aux guiboles des danseurs, l’intro façon Sam Moore fait: « I want everybody to get up off your sit, and get your arms together and your hands together, and give me some of that old soul clappin’! » En gros: « Je veux que tout le monde se lève de sa chaise, joigne ses bras et ses mains et me balance un peu de ces bon vieux soul clappin’! »… Ça vous dit rien? Ajoutez une ou deux paires de bretelles, quelques bottes et remplacez le soul clappin’ par un bon vieux moon stompin’: vous obtiendrez en droite lignée la fameuse invite au ‘Skinhead Moonstomp’, version Symarip…
Pourquoi je vous raconte tout ça avant de laisser la parole à Melvin Van Peebles: un Américain noir né à Chicago en 1932, affublé de surcroît d’un patronyme hollandais? Tout simplement parce que s’intéresser à sa vie revient à dénouer les fils d’un foutu paquet d’influences cachées: le genre de connexions qui jettent inlassablement des ponts entre les cultures… C’est sur le bitume de ces ponts que les skinheads dansaient, grâce aux soul fondations qui les tenaient… là, tu dis merci et la boucle est bouclée!

Bref, m’sieur Melvin est définitivement un homme de rencontres et de croisements… Après s’être déguisé en drapeau pour le compte de l’Oncle Sam, il est allé badigeonner au Mexique, puis il a fait du cinéma, vécu en Hollande, en France, fait la manche, écrit des bouquins… Au tournant des années 70, on le retrouve en train de porter à lui tout seul le Black Cinema sur ses fonts baptismaux. Devenu malgré lui une icône contestataire, c’est à Wall Street, comme trader, qu’il laissera une empreinte argentée sur les modes des années 80! Vous suivez? Dur hein! Ben tiens, en parlant de ‘dur’, à l’heure où beaucoup se prennent pour des ‘tough guys’, je vous propose de lire quelques bribes de l’histoire d’un vrai représentant du genre, pas commode, brut de décoffrage… tout le contraire d’un poseur! I thank you mister Soul Man! (l’enregistrement date du jeudi 20 novembre 2003, Fnac de Strasbourg)

Melvin Van Peebles, merci d’être avec nous sur RBS. Vous êtes l’auteur, le réalisateur, l’acteur principal, le producteur et le distributeur de Sweet Sweetback Baadassss Song, véritable défi cinématographique que vous avez lancé en 1971 au ségrégationnisme et au racisme larvé entretenu, aujourd’hui encore, par une certaine Amérique.
Avec ce film vous avez ouvert les voies d’un cinéma noir vraiment indépendant et pourtant, malgré son succès, il n’a pas fait de vous un homme riche. Il a peut-être fait plus. Il a fait de vous l’un des chantres respectés de la dignité et de la fierté des hommes noirs, et pas uniquement des hommes noirs…
Comme vous l’avez expliqué ailleurs, ce film – et le refus qu’il exprime – ne sont pas sortis de nulle part; ils sont le résultat du travail de l’histoire sur votre conscience, et ce sont quelques bribes de cette histoire que j’aimerais évoquer avec vous.

– Votre histoire personnelle commence à Chicago, le 28 août 1932. Vous avez grandi dans le ghetto noir de la Windy City; jeune garçon, vous étiez déjà très friand de cinéma. Une chose vous a cependant perturbé lorsque vous observiez cette fenêtre sur l’extérieur qu’était le grand écran: les personnages noirs mis en scène dans les films que vous regardiez étaient très différents des hommes que vous croisiez quotidiennement dans le ghetto. Pourriez-vous nous parler de ces différences, de ces décalages, et de l’impact qu’ils ont eu sur vous?

– Tu sais, comme n’importe quel gosse, j’adorais le cinéma; mais quelquefois, je sortais de la salle en éprouvant un sentiment… je ne savais pas exactement ce qu’était ce sentiment et, finalement, en grandissant un peu, je me suis rendu compte que ce sentiment était de la honte. Parce que… par exemple: quand tu vois un film avec Tarzan, tu es pour Tarzan – mais il y a tous les autres personnages qui me ressemblent; pas Tarzan, tu comprends? Ou les Indiens – les  » Peaux Rouges « … En fait, les « gens de couleur » étaient toujours là pour faire – il faut dire la vérité – les « bamboulas »! Et ben j’en ai eu marre de ça! Souvent, les gens m’ont demandé: « Pourquoi vous êtes entré dans le cinéma? Quelque chose vous a encouragé? » Justement, c’était exactement le contraire: j’étais découragé par les choses que j’avais vues! Donc, dans le but de changer ce que j’avais vu, j’ai fait du cinéma!

– Vers le milieu des années 50 – après 3 ans et demi de service militaire et un séjour en Corée, pendant lequel vous avez été l’un des premiers officiers noirs de l’armée de l’air américaine – vous séjournez un temps au Mexique avant de retourner aux Etats-Unis, à San Francisco. On est en 1957 et vous êtes machiniste sur les tramways; ces derniers vous inspirent d’ailleurs la réalisation d’un livre illustré: The Big Heart. C’est à cette époque que vous réalisez vos premiers films: Sunlight et Three Pickup Men for Herrick. Pourquoi être parti si vite pour l’Europe après ces deux essais? Qu’aimeriez-vous dire aujourd’hui au sujet de ce jeune homme de 25 ans qui signait ses réalisations du nom de « Melvin Van »?

– D’abord, il y a plusieurs choses… Mon nom est assez long, donc j’ai dit: « on passe de Melvin Van Peebles à Melvin Van », c’est tout! Il faut pas faire un fromage là-dessus, tu comprends? Autrement, ce qui s’est passé, c’est qu’après avoir fait mes premiers courts métrages, je suis allé à Hollywood pour montrer mon boulot et chercher du travail. Ils ont regardé mes films et ils m’ont offert un travail, mais comme garçon d’ascenseur… J’ai dit: « Ah non non non non, tu comprends mal hein! Moi je veux faire du cinéma! » – « Oh, attends eh!…  » Ils m’ont filé un deuxième boulot… de danseur… Mais moi je voulais être réalisateur et écrivain. Donc, la raison pour laquelle j’ai quitté l’Amérique à cette époque-là, c’est – il faut le dire – parce que j’ai eu le cœur brisé! Tu vois, pour moi, la chose la plus difficile avec le racisme, c’est que les gens ne disent pas qu’ils sont racistes; ils te disent: « Ah tu comprends, tu n’as pas exactement les qualités. Je vois très bien que tu ne pourras jamais être réalisateur ». Et comme aucun de mes proches ne connaissait quelque chose au cinéma, j’avais personne à qui demander… Donc j’ai décidé de me consacrer à mon deuxième amour: les mathématiques et l’astronomie. Le type de mathématiques que je voulais étudier s’enseignait en Hollande. Comme j’avais pas beaucoup de fric et que l’avion était très cher à cette époque-là, j’ai été obligé d’aller en Europe par bateau. Le bateau partait de New York. À New York, j’avais encore mes deux petites bobines de court métrage avec moi et je les ai consignées à un homme qui louait des films, sans espoir de quoi que ce soit! Donc, je suis allé en Hollande… Mon vrai nom, c’est « Melvin Van Peebles » – c’est le nom qui est sur mon acte de naissance. À cause de ce nom, les Hollandais qui ont donné leur accord pour que je vienne pensaient que j’étais hollandais moi aussi, et que je parlais hollandais! Mais pfff, je parlais que dalle le hollandais! Bon, petit à petit j’ai progressé et aussi, les mathématiques, c’est des chiffres, donc c’était pas si difficile que ça. Mais un jour je suis rentré chez moi et là, j’ai trouvé une petite lettre; cette lettre était de la Cinémathèque Française. Mary Meerson et Henri Langlois avaient vu mes premiers courts métrages, parce qu’ils avaient justement invité ce type de New York – qui était en fait assez connu – à venir en France faire quelques projections. Et, pour une raison que je saurai jamais, parmi les films qu’il a emmenés, il a pris les miens! Les gens on dit: « Mais qui a fait ces films-là? » – « Ben, c’est un génie… bla bla bla ». Les gens de la Cinémathèque ont été très enthousiastes et donc ils m’ont invité! C’est comme ça que je suis venu en France.

Et finalement, si ce qu’on dit est vrai – si Sweetback a lancé la blaxploitation, si ça a vraiment lancé les films indépendants en Amérique –, tout ça a commencé par cette lettre! Donc une partie de la responsabilité revient à la France; c’était grâce à la France! Parce que petit à petit j’ai appris la langue et j’ai fait mes premiers longs métrages ici, comme Français!

– Comme vous le disiez, Sunlight et Three Pickup Men for Herrick vont ont valu d’être invité en France par la Cinémathèque. Après un séjour en Hollande, vous arrivez donc à Paris en 1960. Rapidement, vous allez vous lier d’amitié avec un autre exilé de talent: l’écrivain américain Chester Himes…

C’est pas exactement comme ça que ça s’est passé. Quand je suis arrivé ici, je parlais pas un mot de français… mais, y’a des mauvaises langues qui disent que je parle toujours pas! On va pas les écouter, y’a toujours des mauvaises langues [rires]! Ils m’ont invité, mais ils m’ont pas nourri et blanchi, tu comprends? Non non! Donc j’ai été mendiant, j’ai fait la manche parce que j’avais pas d’argent, rien du tout! Mes grandes chansons à cette époque-là, celles qui faisaient le plus d’argent, c’était « Take this Hammer » et « La Bamba »; ça, c’est les chansons que je chantais dans la rue. Les gens adoraient « La Bamba »…

– Avec la guitare?

– Non non, j’avais un autre petit truc qui s’appelle le kazoo [mimant le son de l’instrument, une sorte de pipeau…], c’est comme ça quoi… Et finalement, petit à petit, j’ai appris le français. À la même époque, y’a eu un meurtre à Evreux. J’en ai parlé à un journal et ils m’ont permis de faire une enquête là-dessus; c’était un « scoop » comme on dit aux Etats-Unis: j’ai découvert des choses, etc. À partir de là, j’ai travaillé pour ce journal – France Observateur, qui est maintenant le Nouvel Observateur – et, à un moment donné, ils m’ont envoyé faire un entretien avec un type qui venait juste de gagner le prix de la « Série Noire ». C’était vers 63-64 et ce type-là, c’était Chester Himes. Plus tard, Chester Himes a eu un coup de fil d’un journal qui venait juste de commencer et qui lui proposait de travailler pour eux; mais lui, il parlait pas français et il avait autre chose à faire, alors il leur a dit: « Je connais un type aussi fou que moi, peut-être que vous voulez faire sa connaissance…  » – le type c’était moi et le journal c’était Charlie Hebdo, qui s’appelait Hara Kiri à cette époque. C’est comme ça que j’ai travaillé chez Hara Kiri, et c’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Chester Himes; tout ça c’est lié, une chose à l’autre quoi.

– Justement, je voulais vous demander ce que Chester Himes avait pu vous apporter en terme d’humanité et de réflexion…

– Ben, moi j’étais toujours assez fauché et, plusieurs fois, il m’a payé des repas! Il m’a invité à dîner…

– Vous avez aussi adapté la Reine des Pommes en B.D. avec Wolinski…

Oui, oui oui! Mais Chester était un peu comme moi, un peu solitaire et tout ça… Lui et moi, on est tombé amoureux! C’est la seule façon de le dire! C’était intéressant… normalement, quand tu voulais le voir, sa femme – qui était son garde du corps – te laissait 3 min, quelque chose comme ça… La première fois que je l’ai rencontré, elle était dans la chambre à côté, et elle entendait de gros éclats de rire! Alors elle est rentrée: « Il faut que vous partiez! », et Chester: « Non, non non! Ça va, ça va!…  » En fait, elle est vite devenue un peu jalouse, parce que Chester et moi on était vraiment bien! Plein de fois, on était pas vraiment obligés de dire quelque chose, on se comprenait très bien, on éclatait de rire! C’est tout!

– En dépit de l’éloignement physique, votre détour parisien des années 60 semble avoir rendu l’Amérique de plus en plus présente à votre esprit. Certaines de vos œuvres, comme Un Ours pour le FBI et, plus tard, La Permission, mettent en scène des histoires et des questions que les Noirs sont en droit de poser à la société américaine. D’ailleurs, avec la montée en puissance du Mouvement Mouvement des Droits Civiques, et ensuite les Black Panthers, ils le font. Quel rôle…

– Laisse-moi t’arrêter là… pas du tout! C’est pas du tout comme ça que ça s’est passé! Les choses que je faisais, c’était simplement parce qu’à ce moment j’avais quelques minutes pour m’asseoir et écrire! C’était pas parce que j’étais ici en France ou… Tu te lèves pas soudainement le matin et tu te rends compte que tu es noir, que tu es une femme ou que tu as une barbe! Tu vois ce que je veux dire? Tu sais ça depuis très longtemps! C’était pas une compréhension soudaine des liaisons politiques avec les bas-fonds, la communauté noire, ou… c’était pas comme ça du tout! Même aujourd’hui, les gens continuent à me dire: « Ah, vous étiez plus intelligent, plus furieux… « , mais non! J’étais exactement le même que celui que j’avais toujours été! C’était pas du tout une « révélation » pour moi!

– Ce que je voulais dire, c’est que, peut-être, l’éloignement vous avait donné – comme vous le disiez – du temps pour réfléchir. C’est pour ça que je voulais vous demander quel rôle avait joué ce détour parisien des années 60 dans l’élaboration de vos réflexions? Peut-on voir dans votre œuvre une volonté de Chesteréfléchir aux rapports minorités/majorités, au-delà du seul cadre des situations rencontrées par les Noirs aux Etats-Unis?

– La réponse, je l’ai déjà donnée: absolument pas! C’est-à-dire que c’était pas d’éloignement ou de distance dont j’avais besoin, mais de temps, c’est tout! Chester, il a commencé à écrire – on a discuté de ça – en prison [rire]! Pas parce qu’il était en prison: injustice et ta ta ta… C’était parce qu’il avait du temps! Ben, j’ai eu… Avant ça, d’abord, quand j’étais militaire, j’avais une seule idée: sortir de ça vivant! Et après ça, j’ai eu autre chose à faire, et autre chose, et autre chose… Donc, c’est pas mon état d’esprit qui a changé; la seule chose qui a changée vis-à-vis du cinéma, c’est que j’ai eu l’occasion de maîtriser le métier de mieux en mieux. Ça, c’est l’expérience: tu fais de plus en plus de choses… Mais c’était pas, à partir de ça, une compréhension due à l’éloignement, à la France, gna gna gna… pas du tout!

– Dans un livre intitulé L’Aveugle au Pistolet, Chester Himes met en scène une histoire: celle d’un homme noir aveugle, aigri par une vie d’impositions et de dominations blanches. Au moment de l’insulte ultime, il ne va plus pouvoir contenir sa rébellion et va tuer à l’aveugle, forcément, faute de pouvoir identifier son ennemi. Puisqu’il tue l’un de ses frères, cette histoire résonne avec une autre, plus ancienne: celle de Stagger Lee. Il me semble que le personnage de Sweetback – qu’on a souvent rapproché de Stagger Lee – fait cependant plus que rendre la violence qu’il a subie. Sweetback n’est-il pas l’aveugle de Chester qui se remettrait lentement à voir?

– Moi je fais pas les liaisons avec tout cette sorte de choses! Euhh… peut-être… moi, j’en sais que dalle! Je l’ai expliqué très souvent: j’ai fait du cinéma comme je fais la cuisine; c’est-à-dire que je mets les choses que j’aime bien; mais si les autres gens n’aiment pas, je suis obligé d’en manger toute la semaine! Eh ben alors quoi? Probablement, si j’étais un type un peu intello, qui pense les choses, je dirais que c’est vrai, qu’il y a quelque chose là-dedans, mais moi…

– C’est pas quelque chose que vous aviez particulièrement à l’esprit quand vous écriviez cette histoire : ce genre d’interrogation…

– Absolument pas, non !

– Je faisais référence, avec le personnage de Stagger Lee, à quelque chose qu’avait écrit Greil Marcus – le journaliste et critique musical américain – à propos de Sweetback. Il a écrit un petit livre sur Sly Stone où il fait ce rapprochement-là, entre Stagger Lee et Sweetback…

– Ben oui… mais j’y suis pour rien dans l’affaire! Je connais pas le mec, je connais pas le livre [rires]! Moi, je suis là comme le plouc que j’étais: ben, je connais que dalle quoi! Bon, peut-être qu’il y a une liaison ou quelque chose mais moi, je me permets le luxe de rester plouc! C’est-à-dire que, quand j’allais au cinéma, je me souciais pas de savoir quel était le réalisateur, etc. J’allais juste au cinéma! Donc, j’ai pas été influencé de cette façon… Quand j’étais en France – parmi les Américains – il y avait une sorte de « communauté d’expatriés » blancs et noirs, qui s’était constituée; mais ça m’intéressait pas! Je suis plutôt un solitaire!

– Sweetback semble s’élever à titre individuel contre les injustices dont il est victime et, en même temps – sans pourtant revendiquer de cause particulière –, il semble incarner une véritable rébellion collective. Comment expliquez-vous ces rapports entre révolte individuelle et révolte sociale, en dehors de tout mouvement organisé?

– Mais mon explication de ça, c’est plutôt dans l’expérience qu’il faut la chercher. Pour te mettre le doigt pile sur les choses: Sweetback, au commencement, savait même pas qu’il était un outil du système. D’ailleurs, de nombreuses fois, les gens ne le savent pas, étant donné qu’ils font partie du système! Au commencement du film, après que Sweetback ait frappé les deux flics, le jeune qui est avec lui dit: « Et qu’est-ce qu’on fait, nous, maintenant? » À ce moment-là, on pourrait penser que Sweetback va avoir une compréhension large de la situation – et c’est ça la clé: une compréhension plus large –, mais il dit : « ‘Nous’, mon cul! » – et il part! Plus tard dans le film, après être allé à gauche et à droite, après avoir compris la façon dont lui-même était juste « a pawn in their game » (un pion dans leur jeu) – comme dit Dylan –, après avoir compris comment il avait été utilisé par le système, il a fait une chose différente! Lorsque le type de la moto dit: « Ecoutez, y’a pas de place pour trois… « , Sweetback, avec son embryon de compréhension politique, lui répond : « Prends-le lui, c’est notre avenir! » [il s’agit d’une scène du film où Sweetback choisit de sauver la vie de son jeune acolyte, plutôt que la sienne. La scène représente l’acte de naissance d’une nouvelle conscience des choses acquise par Sweetback au fil de ses expériences] Tu comprends, pour montrer ces idées, j’aurais pu créer un personnage déjà armé d’une conscience politique; mais la plupart des gens avec qui je parle dans le film, comme la communauté noire qui a vu le film, est plutôt au niveau politique de Sweetback! Donc j’ai commencé l’histoire à ce niveau-là! Tu vois ce que je veux dire? Comme ça on peut voir clairement le trajet qui a été fait! C’est pour ça que j’ai fait les choses comme ça. Mais il y a une autre chose que tu m’as demandée – en fait, tu m’as pas demandé, c’est moi qui me suis posé la question –, quand on a parlé de Chester et de moi, et tout ça: si je viens de ça et ça… mais non! Je viens pas directement des choses qu’ils ont écrites; mais je viens de la même expérience! L’expérience, tu n’es pas obligé de la préciser d’une façon ou d’une autre. Souvent les gens se gourent, ils font erreur: ils essayent de comprendre, non pas en mettant le doigt sur l’expérience, mais sur les œuvres elles-mêmes. Mais l’œuvre, c’est qu’un deuxième degré – comme le Mythe de la Caverne de Platon… Par exemple, avec Chester, on avait une compréhension immédiate…

– Vous avez pas eu besoin de lire d’autres récits d’expérience, puisque l’expérience vous l’aviez…

– Oui, mais exactement! Et ce livre-là, L’Aveugle, en fait je l’ai jamais lu! Mais j’ai vécu la même expérience, la même sorte d’expérience, tu comprends? C’est une approche beaucoup plus large: c’était pas Stagger Lee, c’était pas ta ta ta ta… Par exemple dans Sweetback, à propos de la scène où les flics sont en train de tabasser les gens, y’a des personnes qui m’ont dit: « Oh non, c’est pas possible, la police a jamais été comme ça! » Ben, 15 ans plus tard, y’a eu Rodney King… La seule différence, c’était qu’il y avait quelqu’un avec une vidéo, sinon tout le monde aurait continué à dire: « Ah non non, ça n’arrive jamais! » Mais Chester, moi et beaucoup d’autres, on a vécu cette expérience! Donc, je suis pas obligé de considérer la façon dont cette expérience a été, par exemple, mise dans un livre, parce que Chester, moi et d’autres on a vu les mêmes choses et on a à peu près le même sentiment. C’est tout!

– De la même manière que le film, la musique qui accompagne Sweetback est restée célèbre, surtout le thème principal qui est un petit joyau de jazz funk interprété par Earth Wind & Fire, première formation. La B.O. de Sweetback n’est pas votre première réalisation en matière de composition. Il y a eu un autre album avant ça: Brer Soul en 1968. Dans ce disque, vous scandez des textes sur fond de jazz funk – un peu à la façon de ce que feront des gens comme Gil Scott-Heron ou les Last Poets;ce qui fait de vous, selon les journalistes de Billboard notamment, un précurseur du rap. Pourtant, tout comme votre film Sweetback, les spoken words et ce qu’on a appelé le « rap » ne sont pas sortis de nulle part, ou tombés du ciel. Des toast de Count Matchuki version soundsystems jamaïquains des années 50, en passant par le Rocket Ship de Jocko Henderson via la soul de Joe Tex, le « rap » est plus un aboutissement, une synthèse, qu’un ovni surgi musicalement des platines de Kool Herc ou vocalement de Brer Soul. En somme, comment présenteriez-vous la synthèse des cultures qui ont permis l’émergence de ce qu’on a appelé « rap », et quelles significations ce mot a-t-il pour vous?

– Une fois de plus: j’ai fait les choses, je ne suis pas obligé de les expliquer! Quand je suis rentré aux Etats-Unis, en 67, j’étais frappé par le fait qu’il y avait très peu de lyrics dans la musique qui parlaient de l’actualité, des émeutes et tout. Je voulais contribuer à changer ça; alors, j’ai d’abord essayé d’utiliser les formats qui existaient, c’est-à-dire le blues, les spirituals et tout ça… mais c’était pas assez « urbain » pour moi. Donc, je me suis dit: « je vais inventer une façon de caler les paroles, pas uniquement sur la mélodie, mais aussi sur le tempo, sur le beat ». Et ça, c’est devenu mon rap: « Come on feet, Good for Me, Trouble and no place to be…  » (Allez mes pieds, Bons pour moi, Que des embrouilles et pas d’endroit à moi..). Je trouvais que la musique était un moyen formidable d’avertir le public des choses qui leur arrivent, tout simplement! J’ai toujours pensé que la musique était très importante pour la communauté noire. C’est pour cette raison que le film ne s’intitule pas juste « Sweet Sweetback Baadasssss », mais « Sweet Sweetback Baadasssss Song »! Parce que je considère ce film comme un opéra! C’est comme un opéra pour moi. À un moment donné, il y a des anges noirs qui parlent avec Sweetback, les « anges noirs de service »: « Ah Sweetback fais pas ça, faut pas… ba ba ba ». Sweetback est si tenace, si têtu qu’il continue quand même! Et sa force, finalement, arrive à produire un changement chez les anges noirs; ils deviennent militants: « Yeah! Go Sweetback, run, run! » (Ouais, vas-y Sweetback, cours, cours!) Et c’est ça qu’on peut faire avec notre force! Mais, pour en revenir à la musique de Sweetback, là encore j’ai eu cette chance énorme, un autre conte de fée: ma secrétaire était la copine de quelqu’un qui jouait dans un groupe et elle m’a dit: « Mon jules est dans un groupe là, tu veux pas écouter? » Et ça, c’était Earth, Wind & Fire. C’est comme ça que je suis tombé sur Earth, Wind & Fire! C’était leur premier album! Ils étaient en train de crever de faim dans une petite piaule sur Hollywood Boulevard, tous dans la même chambre quoi, tu vois… Eh ben c’est comme ça qu’on s’est rencontrés.

– Que l’on fasse référence aux ghettos américains ou à d’autres endroits – comme en France par exemple, où l’on refuse d’employer ce terme pour décrire certaines situations de ségrégation – qui sont selon vous les Sweetbacks d’aujourd’hui et quels sont leurs combats?

– J’en sais rien moi! C’est pas mon rayon! Moi, je continue à lutter et j’espère que d’autres continueront! Mais ma première règle, c’est: « Don’t write a check with your mouth your ass can’t cash » – « Fais pas un chèque avec ta bouche que tu ne peux pas payer avec ton cul » – pas le cul de tout le monde hein! Donc moi je m’occupe pas de chercher chez les autres, je continue à lutter moi-même!

– Ok. Merci beaucoup Melvin Van Peebles pour le moment que vous nous avez accordé!

– Oh mais de rien!